La cession de droits dans le graphisme
Le concept de cession de droits n’est pas courant, il n’est donc pas surprenant qu’un peu de pédagogie soit souvent nécessaire. Si la majorité des graphistes connaissent (ou en tout cas le devraient) la cession de droits et l’utilisent au quotidien, c’est rarement le cas de leurs clients. Et comme ce sont bien ces derniers qui les payent, il est toujours utile de présenter le sujet clairement.
La particularité de la prestation d’un graphiste
Prenons un cas classique: Catherine B, graphiste freelance, réalise le logo de la société Super Sympa. Suivant le brief de la société, Catherine va chercher des idées, sélectionner la meilleure d’entre elles et la mettre en forme avant de la proposer à Super Sympa.
Ce processus tout simple créée une situation bien particulière: Catherine B. vient de devenir l’autrice d’une oeuvre. « Tout de suite les grands mots ! », pensez-vous. Parler d’oeuvre pour Guernica, d’accord, pour la Symphonie du Nouveau Monde, évidemment, pour Le Petit Bonhomme en Mousse, soit. Mais un logo, une oeuvre ?
Et pourtant, la réalisation du logo est bien, au sens du Code de la Propriété Intellectuelle, une oeuvre de l’esprit (article L. 112-2 du CPI). Dont Catherine B. est l’auteur. C’est ainsi qu’en tant qu’auteur du logo, Catherine jouit désormais de droits sur son oeuvre: le droit moral et les droits patrimoniaux. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour elle (et Super Sympa), ça veut dire beaucoup.
Important aparté: c’est parce que Catherine B. a mis son idée en forme qu’elle en est l’autrice, pas le fait qu’elle en ait eu l’idée. L’article 111-2 du CPI précise bien « du seul fait de la réalisation, même inachevée de la conception ». Détail qui n’en est pas un: avoir une idée ne suffit pas, il faut la réaliser pour en être l’auteur•rice.
Le droit moral, c'est pour la vie
Super Sympa, après 2 ans d’existence, veut modifier son logo. Après tout, ils l’ont payé ce logo, ils ont bien le droit de faire ce qu’ils veulent. Présentons donc à Super Sympa le droit moral. Super sympa aussi, moins pour Super Sympa, en l’occurence.
Le droit moral, dont jouit Catherine, lui donne un ensemble de droits.
- Droit au respect de l’auteur•rice (article L. 121-1 du CPI), soit le droit de se revendiquer l’actrice de l’oeuvre. C’est elle qui l’a créée, cette oeuvre, et personne n’est en droit de dire le contraire.
- Droit au respect de l’oeuvre, qui précisément interdit à quiconque de modifier l’oeuvre sans le consentement explicite de Catherine. Il faudra donc qu’elle accepte de passer le logo en vert et d’enlever le point du i. Pas sûr qu’elle soit d’accord.
- Droit de divulgation (article L. 121-2 du CPI): personne d’autre que Catherine ne peut décider de rendre publique son oeuvre. Si Catherine veut faire du logo un cadre pour sa chambre et ne le montrer à personne, elle peut.
- Droit de repentir et de retrait (article 121-4 du CPI) de son oeuvre qui va même jusqu’à donner le droit à notre chère graphiste de retirer ou transformer son oeuvre après coup (avec une éventuelle indemnité pour Super Sympa).
Nombre de clients (nombre de graphistes aussi) tombent des nues à la découverte de cette armada juridique. Et ce n’est pas fini ! Le droit moral (toujours article L. 121-1 du CPI) est « perpétuel, inaliénable et imprescriptible. »
Soit, en français moins juridique, Catherine est l’autrice du logo et jouit de ces droits pour toujours, sans pouvoir - même si elle le voulait - les céder, les vendre, sans débarrasser.
Mais alors, pensez-vous au bord de l’asphyxie, comment va faire Super Sympa pour utiliser « son » logo (je mets le son entre guillemets, vous comprenez maintenant pourquoi) ? Comment éviter que Catherine ne décide finalement de garder cette oeuvre au-dessus de son lit ?
Les droits patrimoniaux, pour la nuit et plus si affinité
La réponse tient en quatre mots: « cession de droits patrimoniaux ». Les droits patrimoniaux viennent permettre justement aux auteur•rice•s de gagner leurs vies avec leurs oeuvres. A la différence du droit moral, on peut, eux, les céder. « Céder », « cession », la logique prend forme.
Pour être précis et exhaustif, les droits patrimoniaux - ou droit d’exploitation selon l’article L. 122-1 du CPI - sont composés de deux droits, le droit de représentation et le droit de reproduction.
La représentation « consiste dans la communication de l’oeuvre au public par un procédé quelconque » (article L. 122-2 du CPI) pendant que le la reproduction consiste « dans la fixation matérielle par tous procédés qui permettent de la communiquer au public d’une manière indirecte » (article L. 122-3 du CPI).
Catherine va donc pouvoir céder, contre rémunération, à Super Sympa, le droit de reproduire son oeuvre, aka leur logo, sur divers supports (cartes de visites, devantures de magasins, site Internet…).
Cette cession de droits va jouer un double rôle: permettre à Catherine d’être rémunérée de l’exploitation de sa création mais aussi protéger Super Sympa de tout mauvais tour de Catherine qui ne pourra plus garder le logo pour sa chambre.
C’est tout de même bien fait.
Des règles pratiques à respecter
L’objet de cet article étant davantage d’expliquer la logique de la cession de droits et non comment la réaliser (je vous renvoie au ressources mentionnées plus bas), je ne vais pas rentrer dans les détails.
Il me semble cependant important de souligner les bases d’une telle cession. Il y a 4 limites à préciser: la nature des droits cédés, le domaine d’exploitation, les limites géographiques et matérielles et bien sûr la limite temporelle.
La nature des droits spécifie de quel(s) droit(s) on parle: représentation ou reproduction (ou les deux).
Dans le cadre de notre logo, les deux semblent indiqués puisque la société va vouloir à la fois représenter le logo et le reproduire sur différents supports.
Le domaine d’exploitation donne la limite du projet: une affiche concerne-t-elle un évènement particulier ou a-t-elle vocation à être présentée de manière répétitive ?
Pour notre logo, indiquer « identité visuelle de la marque » semble tout indiqué.
Les limites géographiques et matérielles concernent les pays dans lesquels l’oeuvre va être reproduite ou représentée mais aussi le type de support. Sur le web ? Sur papier ? Dans le cadre de la fête de Noël du comité d’entreprise seulement ?
La limite temporelle enfin est plutôt simple à comprendre: pendant combien de temps donne-t-on le droit d’exploiter l’oeuvre ? Précisons que le droit d’auteur s’applique jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur•rice, date après laquelle l’oeuvre tombe dans le domaine public (article L. 123-1 du CPI: « Au décès de l'auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l'année civile en cours et les 70 années qui suivent »).
On peut s’interroger sur la logique des précisions à fournir. Elle est simple: plus le champ d’application des droits cédés est vaste, plus le montant de la cession de droits sera élevée.
C’est aussi simple que cela. Il est assez aisé de comprendre que la cession des droits sur une affiche pour la dernière Watch de chez Apple qui sera reproduite sur divers supports, web et imprimés, dans leurs points de vente du monde entier va engendrer une facture plus conséquente que ceux du logo de Super Sympa qui va seulement utiliser l’oeuvre sur sa papeterie d’entreprise et la devanture de son unique boutique.
Au contraire, la grande flexibilité de ce système permet de s’adapter aux différentes situations, et de revoir à intervalles de temps réguliers, une nouvelle cession pour continuer.
Derrière un terme qui peut faire peur se cache donc en réalité une logique très simple: les prestations graphiques étant considérées comme des oeuvres au sens du Code de la Propriété Intellectuelle , il n’est pas possible au sens légal du terme d’en transférer la propriété. Le seul moyen pour qu’un tiers - qui n’est pas l’auteur•rice de l’oeuvre - puisse l’utiliser de manière légal est d’en posséder le droit d’exploitation dans des limites claires. C’est le contrat de cession de droits qui le permet.
En tant que graphiste, il est donc indispensable de se pencher sur la question de la réalisation de cette prestation: vous n’en serez que plus professionnel et mieux rémunéré.
En tant que client, c’est votre garantie et votre protection quant à l’usage du travail de votre prestataire. Pas vraiment négligeable.
Pour aller plus loin
Code la propriété intellectuelle
Accessible gratuitement sur https://www.legifrance.gouv.fr
Profession graphiste indépendant par Julien Moya et Eric Delamarre - Chapitre 5 - « Le droit d’auteur »
http://www.profession-graphiste-independant.com
Formation au droit d’auteur par Blandeen
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